Un ruban bleu...
Il y avait déjà beaucoup d’ambiance dans la grande salle accolée à la mairie. Il ne fallait pas hésiter à jouer des coudes en certains endroits pour se frayer un passage. Martial aimait bien cette atmosphère. Il était déjà tard. Le bal était vraiment lancé et bien des visages dégageaient le bonheur de faire la fête. Fini les tâches quotidiennes, les appréhensions dues à la météorologie, la fatigue et les soucis. L’heure était à la détente ô combien méritée. On se préparait à passer bientôt l’hiver, les travaux allaient être moins pénibles, les journées plus courtes. Les animaux resteraient à l’abri. Cela présageait quelques longues heures à nourrir la cheminée pour se tenir au chaud et quelques veillées en perspective. Le jeune homme entreprit de rester à l’écart du plancher des danseurs pour rejoindre les nombreuses tables derrière lesquelles s’affairaient quelques personnes chargées d’approvisionner les fêtards en verres et en boissons, ici trois pichets de vin dans les mains, là une pile de verres. Il y avait d’innombrables va-et-vient entre le comptoir et les tablées, un mélange d’odeurs d’eaux de toi¬lette variées, de savon à barbe et de fumée de tabac. Il re¬connut quelques visages familiers. Cela faisait déjà quelques mois qu’il avait quitté ce village après avoir travaillé une certaine période. Les amateurs de vin s’agglutinaient devant un comptoir comme des mouches sur le miel. Il se fraya un chemin en serrant quelques mains de-ci de-là. Il se présenta devant Baptiste, qui était en train de discuter avec un petit groupe. À sa vue, ce dernier interrompit son flot de paroles :
— Bah, te vl’à là, toi ? Bon sang, d’violoneux… Te v’là donc rev’nu chez nous ?
— Ben oui, m’sieur Cheteau. J’ai travaillé chez un meunier jusqu’à y’a deux jours et me revoilà par ici, toujours à la recherche de travail. Vous n’en auriez pas pour moi à tout hasard ? J’prends tout c’qui s’présente.
— Mon pauv’garçon, c’est fini là ! Chez nous, à la ferme, c’est déjà complet. J’ai tout mon monde puis le Camille s’est r’mis sur pieds maint’nant. Va falloir attend’la louée prochaine, mais ça va faire long d’ici là.
— Ce n’est pas bien grave, m’sieur Cheteau, j’irai voir en forêt. Ça ne manque pas de besogne, les coupes vont bientôt commencer. Amusez-vous bien !
— Oui, toi aussi, mon gars, amuse-toi bien !
Martial adressa un signe au groupe puis continua son che¬min tout en jouant des coudes. Deux camarades le reconnurent et l’invitèrent à les rejoindre ce qu’il fit, vraiment heureux de retrouver ces deux là aussi. Il s’agissait d’un vrai couple d’in-séparables. Un premier personnage haut en couleur, surnommé Lehéron, d’assez grande taille, avec une démarche ressemblant fortement à celle de cet oiseau en train de pêcher, c’est à dire toujours à faire de grands gestes comme s’il s’apprêtait à s’envoler, et le second plus petit, dit Champipi, un passionné de champignons qui écumait les bois, tout le temps à la recherche des bons coins. Il était large d’épaules, toujours souriant, un peu dans l’ombre du premier car tellement complaisant. Deux personnages dignes d’une bande dessinée. Martial ne pouvait pas les avoir oubliés, ces deux ouvriers-là.
Lors de la fenaison, le premier avait apeuré tout son monde après avoir poussé des cris de harpies au beau milieu des champs. Cela avait bien entendu alerté et paniqué les travailleurs qui s’étaient empressés de venir à son secours, craignant un grand malheur. Lehéron semblait souffrir le martyre au grand étonnement des témoins qui ne voyaient pas de blessure, encore moins de sang. Il n’était pas rare de voir un homme se couper en affûtant sa faux, par exemple. En fait, une guêpe avait piqué le malheureux qui avait une peur bleue de ces insectes. Un petit bouton ridicule trônait sur son avant-bras. Cette piqûre avait pris rapidement les proportions d’une fin toute proche pour le plus grand amu¬sement des témoins dont la dureté physique faisait partie du quotidien. Cependant, ce personnage à l’article de la mort avait su trouver tout le soutien attendu auprès de son fidèle compagnon qui lui avait témoigné beaucoup d’empathie. Une réelle inquiétude était apparue sur son visage.